Cette évolution de la stratégie de fédéralisation a été observée et analysée par des politologues renommés tels qu'Andrew Moravcsik et Richard Bellamy, qui ont mis en lumière les risques et les enjeux associés à cette tendance.
Dans un précédent article, nous avions présenté les domaines de compétences de l'Union européenne. Le concept de fédéralisme vorace explicite l'accélération de la fédéralisation du projet européen en élargissant ses compétences bien au-delà de ce qui était prévu dans les traités fondateurs mais aussi en adoptant les signes politiques d'un Etat.
Dans son ouvrage intitulé "Paix et guerre entre les nations" (1962), Raymond Aron évoquait un « fédéralisme clandestin », qui est l’idée que l’Europe grandit à travers les crises et que si les peuples européens ne lui donnent pas statutairement les moyens d’étendre ses compétences elle les trouvera dans les réponses à des accidents de l’Histoire. Or, avec la multiplicité des crises (COVID, guerre Ukrainienne, énergie), nous constatons un emballement assumé de ce phénomène.
Durant la pandémie de COVID-19, les institutions européennes ont adopté des mesures et politiques relevant davantage de la compétence nationale, et ce, en prétextant des accointances dans les domaines des traités, notamment par la politique commerciale.
François-Xavier Bellamy, chef de file de la représentation française au sein du PPE, a réalisé une étude pendant le confinement sur les proportions des types de votes effectués depuis le début de sa mandature. Selon les statistiques exactes fournies par ses équipes en 2020, il ressort que sur l'inventaire de tous les votes de sa première année de mandat de député au Parlement européen, seuls 48% de ces votes sont directement liés à des compétences exclusives ou d'appui de l'UE, tel que prévu par les traités. Cela signifie que légèrement plus de la moitié des votes effectués au Parlement européen n'étaient pas liés à des compétences européennes spécifiques.
Cet exemple parmi tant d'autres d'une forme plus assumée de fédéralisation, de ce que nous appellerons le fédéralisme vorace, est propre à la dernière mandature d'Ursula von der Leyen : l’Union européenne, par l’arrivée de nouvelles générations, a banalisé la structure supranationale et ne redoute plus d’intervenir, symboliquement ou politiquement dans les espaces des états-membres.
Comment, dès lors, préparer la prochaine mandature ? De quelle manière les responsables politiques et les futurs élus européens peuvent-ils lutter contre cette transition assumée dont nous dénonçons le passage en force ?
Selon Moravcsik, l'approche dominante au sein de l'UE est celle du fédéralisme mou, ou intergouvernementalisme libéral. Cette approche reconnaît la primauté des États membres et de leurs intérêts nationaux dans le processus décisionnel de l'Union. Cependant, Moravcsik a observé une évolution progressive vers un fédéralisme plus rigide, caractérisé par un transfert de souveraineté substantiel des États membres vers les institutions supranationales. Cette évolution limite la marge de manœuvre des États membres et diminue leur capacité à prendre des décisions politiques importantes répondant aux attentes des peuples.
Richard Bellamy, quant à lui, dans son livre "Rethinking Liberalism" (2008), a mis en évidence la notion de "mission creep" (en français "débordement de mission") pour décrire la tendance de l'UE à élargir ses compétences au-delà de son mandat initial. Il souligne les risques associés à ce débordement de mission, notamment en ce qui concerne la légitimité démocratique, la responsabilité politique et la protection de la souveraineté des États membres.
Optimiser la sanction du fédéralisme vorace de l’UE par la CJUE ?
L’Union Européenne doit rendre des comptes au Conseil de Justice de l’Union Européenne. Les États membres et les institutions de l'UE ainsi que les particuliers, les entreprises et les organisations peuvent saisir la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) pour contester la légalité d'une action ou d'une décision de l'UE qui excèderait son mandat. La CJUE a le pouvoir de déclarer ces actions ou décisions illégales et d'annuler leurs effets. Cela, dans l'optique de maintenir l'État de droit et de préserver les compétences des États membres.
Comme pour toute institution judiciaire, il existe un risque potentiel de partialité politique ou de gouvernement des juges au sein de la CJUE. Certains critiques soutiennent que les juges de la Cour peuvent être influencés par des considérations politiques ou idéologiques, ce qui pourrait compromettre l'impartialité et l'objectivité de leurs interprétations et décisions.
Nous vous invitons à lire l'excellent rapport de Grégor Puppinck, juriste et essayiste français, directeur du think thank chrétien conservateur ECLJ sur la CEDH dont les critiques d'impartialité sont applicables à la CJUE.
Il convient de noter que la CJUE est composée de juges nommés par les États membres de l'UE, sur proposition des gouvernements nationaux, et confirmés par un comité consultatif. Ces juges doivent être indépendants et impartiaux dans l'exercice de leurs fonctions, conformément aux principes énoncés dans les traités de l'UE.
Pour prévenir le risque de partialité politique, la CJUE dispose de mécanismes de garantie de l'indépendance et de l'impartialité de ses juges. Cela inclut la garantie de la stabilité et de la sécurité des juges dans leurs fonctions, ainsi que des règles strictes concernant les conflits d'intérêts.
Néanmoins, il est essentiel de maintenir une vigilance continue pour prévenir tout risque de partialité politique dans l’examen des recours contre un dépassement de mission. Cela pourrait inclure des mécanismes de supervision, des contrôles indépendants, l’élaboration d’un Code de conduite plus rigoureux et une transparence accrue dans le processus de nomination des juges de la CJUE.
Les autres leviers face au fédéralisme vorace de l’UE
Outre l'amélioration et la systématisation de la saisine de la CJUE, d'autres pistes peuvent également être explorées pour remédier à la tendance au fédéralisme vorace de l'UE.
Richard Bellamy a souligné l'importance de renforcer les mécanismes démocratiques au sein de l'UE afin de garantir une responsabilité politique accrue. Cela pourrait passer par un renforcement du rôle du Parlement européen en tant qu'institution représentative des citoyens européens, avec des pouvoirs législatifs accrus et une plus grande implication dans la prise de décision et le contrôle démocratique des autres institutions de l'UE.
Une participation citoyenne accrue peut également être envisagée, par le biais de consultations publiques, de débats ouverts et inclusifs, ou encore de la possibilité pour les citoyens de contribuer directement aux délibérations et aux décisions. Cela permettrait de garantir que les citoyens européens soient adéquatement représentés et impliqués dans les processus de décision qui les affectent. Les citoyens devraient avoir leur mot à dire dans le processus de sanction des dépassements de mission de l'UE. Dans la même logique, des consultations publiques ou des enquêtes d'opinion, pourraient être utilisées pour recueillir l'avis des citoyens sur les sanctions appropriées.
La transparence et l'accès à l'information sont des éléments essentiels pour lutter contre la corruption et renforcer la démocratie au sein de l'UE. Il est nécessaire de garantir la transparence des processus décisionnels, notamment en ce qui concerne les actions de la Commission européenne (cf. l’affaire des SMS de Ursula von der Leyen).
Cela pourrait se traduire par des obligations de divulgation plus strictes pour les responsables politiques, afin que les citoyens puissent mieux comprendre les décisions prises et participer de manière informée. La transparence accrue dans l'utilisation des fonds de l'UE peut également contribuer à prévenir les dépassements de mission. Des mécanismes de suivi et de contrôle stricts devraient être mis en place pour s'assurer que les ressources de l'UE sont utilisées conformément à leurs objectifs et compétences définis.
Par ailleurs, le principe de subsidiarité doit être respecté et renforcé. Les décisions doivent être prises au niveau le plus proche des citoyens lorsque cela est possible, afin de préserver la souveraineté et la démocratie à l'échelle nationale. L'Union européenne ne devrait intervenir que dans les domaines où son action est nécessaire et complémentaire à celle des États membres, évitant ainsi les dépassements de missions.
Il est crucial de mettre en place des mécanismes de reddition de comptes au sein de l'UE. Cela implique de créer des mécanismes permettant de tenir les décideurs européens responsables de leurs actions, y compris la possibilité de révoquer ou de sanctionner les responsables politiques, ainsi que des sanctions financières ou administratives appropriées, notamment lorsqu’ils sont impliqués dans des dépassements de mission de l'UE.
Afin de renforcer ces mécanismes, il pourrait être envisagé de faciliter le recours à une commission d'enquête européenne sur le modèle de l'Initiative Citoyenne Européenne (ICE). Cette proposition permettrait aux citoyens européens de demander la création d'une commission d'enquête. Lorsqu'un nombre suffisant de citoyens signataires serait atteint, la demande serait examinée par le Parlement européen afin de déterminer si les critères nécessaires pour la création d'une commission d'enquête sont remplis.
Un tel mécanisme offrirait aux citoyens une voie directe pour demander des enquêtes approfondies et indépendantes sur des questions d'intérêt public et renforcerait ainsi la transparence et la responsabilité au sein de l'UE. Il permettrait de souligner les cas de dépassements de missions et d'assurer que les décideurs européens soient tenus responsables de leurs actions. Cependant, la mise en place d'un tel mécanisme nécessiterait une réflexion approfondie sur les détails pratiques, tels que le seuil de signatures requis, les critères d'admissibilité et les procédures d'examen des demandes, tout en garantissant la crédibilité des enquêtes menées par les commissions d'enquête européennes.
La tendance de l'UE à dépasser ses domaines de compétences et à tendre vers le fédéralisme vorace soulève des préoccupations quant à la souveraineté des États membres et à la légitimité démocratique. Les travaux de Moravcsik et Bellamy mettent en évidence ces enjeux et appellent à un débat approfondi sur les limites et les objectifs de l'intégration européenne. Pour remédier à cette tendance, il est nécessaire de s’assurer de sa bonne sanction par la CJUE, de renforcer les mécanismes démocratiques, d'impliquer les citoyens et de préserver la responsabilité politique au sein de l'UE.